Céline
Luchet
Rédactrice,
auteur
et un peu critique
Au crépuscule le chat entre par le velux. Il s'assied sur le clavier de mon ordinateur, indifférent à mon travail. Je devine à son air innocent qu'il a encore fait une connerie. Il me regarde, ferme lentement les yeux, les rouvre. Il sait que je sais. Il sourit. Je soupire. Je vais chercher une tablette de chocolat dans la cuisine. Je me déshabille pour faire diversion et je rejoins la terrasse de mon voisin en passant par le chéneau. Là dehors, la soirée est moins avancée que dans mon appartement. Le soleil donne encore. Je comprends pourquoi mon chat préfère chier ici que dans sa litière.
Dans la maison la lumière est plus belle encore. La musique monte les escaliers en zigzag. Je descends à contre-courant. En bas, la porte coulissante est grande ouverte sur la rue. Deux hommes font tourner des disques comme des pizzas au-dessus de leur tête avant de les poser sur la platine. La farine fait des nuages. Clément est sur le trottoir. Il provoque des policiers municipaux en leur offrant des cigarettes étrangères. Je me glisse en crocodile à l'extérieur pour attendre discrètement contre la façade le moment de lui offrir le chocolat d'excuse, mais une farandole me happe. Une foule compacte danse sur la place à la pointe de la maison.
Il fait nuit noire quand je parviens enfin à m'extraire de la tarentelle. La grande porte de la maison a coulissé, toutes les écailles se sont refermées, je ne retrouve pas l'entrée. Un assortiment luxuriant de plantes préhistoriques a poussé dans l'interstice entre les murs et le trottoir, empêchant l'accès aux fenêtres. Je suis sortie nue sans mes clés. Je pars à pied chercher un double quelque part.
La rosée matinale me cueille au milieu des vignes. Sur le coteau, un homme me lance un boomerang à trois ailes. Par défi, je m'ancre solidement dans la terre, prête à intercepter l'engin avant son demi-tour, mais l'objet en béton s'abat de tout son poids au milieu d'un potager, écrasant deux beaux cerisiers en fleurs. Un cri suraigu retentit. Les pétales rose pâle restent longtemps en suspension, tournoyant comme des flocons avant de venir fondre sur ma peau. Quelque part une femme pleure.
Plus tard dans un jardin, une famille se désole de sa cuisine trop étroite. Un peu à l'écart, un petit garçon blond aux lunettes cerclées d'or écoute avec un grand sérieux. Il s'approche, hausse les épaules et dit en souriant « C'est très facile. Il suffit de souffler une grosse bulle depuis la fenêtre. Consolider. Et le tour est joué. » Il tourne son regard curieux vers moi qui pensais être invisible. Je m'enfuis.
Des heures durant, je cours à travers champs, vignes et plantations. A l'approche d'un village, je reste à distance respectueuse d'une maison à fenêtre panoramique, cadrant les vues lointaines. Il me semble que quelqu'un scrute le paysage depuis son abri en béton. Pendant ce temps, ailleurs, des ouvriers taillent des vitres dans des blocs de glace pour conduire la lumière le long d'une cheminée.
De cinq à sept, j'observe un couple assis dans un champ. Ils lèvent une tablette démesurée vers un corps de ferme en ruine. Sur l'écran, ils font défiler les projets de rénovation. Swipe. Swipe. Swipe. Swipe. Match. Ah non, swipe. J’allonge une main vers leur écran et reviens sur le projet précédent. Je les entraîne dans une course à travers la grange à toute allure. Un cheval galope sur les murs, magie cinétique. Quand nous ralentissons, le cheval est remplacé par un homme. Nous repartons dans l’autre sens pour découvrir d’autres mouvements. Le couple essoufflé retrouve sa tablette et reprend sa litanie. Une grande mélancolie m'étreint. Trop de solitude. Mes pieds sont abimés, mon petit appartement me manque et je n'ai toujours pas trouvé mon double. Le double de mes clés.
A l'heure de l'apéro, sur la rive opposée d'un étang, un jeune homme joue de l'accordéon sur la terrasse d'une maison familiale. Etrangement, j'ai envie d'écouter. Je déteste cet instrument. Je coince la plaque de chocolat dans mes cheveux avant d'entrer dans l'eau. Mes orteils s'enfoncent dans la vase. L'eau est tiède, l'odeur douceâtre. Immergée jusqu'au menton, j'avance doucement vers l'habitation. L'accordéon n'émet aucun son, il sculpte la lumière et dessine des escaliers vers le ciel, toujours pareils mais jamais les mêmes. Eblouie, je ferme les yeux et regarde les variations à travers mes paupières. Les rayons éclairent toujours le plus bel endroit. Gagnée par la tranquillité, je me laisse couler dans l'eau.
Le matin, j’essaie en vain de me rappeler la couleur de ses yeux.