Céline
Luchet
Rédactrice,
auteur
et un peu critique
Mathilde Lavenne, Le cœur en béquilles
Texte publié dans le n°3 de la revue 50° Nord, 2012
A l'occasion des portes ouvertes des ateliers d'artiste, j'ai rendu visite à Mathilde Lavenne à la Malterie (Lille). Après sa résidence Landscape au Plateau – le dernier étage de la Malterie – Mathilde est venue début 2011 s'installer dans l'un des vingt huit ateliers de ce lieu d'expérimentation artistique. Un dessin en cours de réalisation occupait presque tout un mur du petit atelier : son premier très grand format, à l'atmosphère étrangement exotique. La rencontre a donné lieu à un dialogue autour du travail de dessin de la plasticienne, dont les paysages respirent la catastrophe.
En plus d'une longue liste de références, principalement composée de musiques où les voix, planantes ou augmentées par un effet de réverbération, évoquent un paysage brumeux et un espace infini, Mathilde Lavenne m'a envoyé un vidéo-clip du groupe norvégien Röyksopp, What Else Is There ?, réalisé par Martin de Thurah.
Une chanteuse blonde (Karin Dreijer Andersson du groupe The Knife) flotte à une vingtaine de centimètres du sol. Les bras le long du corps, les pieds pointés vers le sol, les cheveux flottants au vent, elle traverse des paysages inquiétants, avec des maisons qui se déracinent et s'envolent, des forêts menaçantes. Elle croise un chien. Un liquide blanc coule sur ses pieds, de dessous son jean. Le cheminement de la belle est entrecoupé de séquences de poils qui poussent.
« J'ai l'impression d'avoir remonté l'aorte et d'avoir pénétré en plein cœur, me déclarait-il comme si j'avais été son public à l'écoute. C'est une sensation inexprimable. Et Paris ! Toute cette beauté de la vallée de la Seine qui aboutit à Paris...
-Mais non, lui disais-je, moqueur. Cette beauté se jette, se noie dans la mer. Tout est à jamais perdu...
-Mais jamais de la vie ! répliquait-il. C'est une purification. Le sang remonte au cœur. C'est royal. J'en ai plein le plexus solaire...
-Allons boire ! ...disais-je. Sinon, vous risquez la congestion, une angine de poitrine, un transport au cerveau. »
Blaise Cendrars, Bourlinguer, Folio, p.386.
Des langues échouées comme des baleines, dégoulinantes et piquées de drapeaux, aux pieds de pins coupés et de palmiers ébouriffés par le vent. Mathilde Lavenne fait naître des paysages inquiétants, faits d'arbres dégarnis, de fumée en volutes et d'organes surdimensionnés. L'équilibre est fragile, le trait est fin, les détails sont précis. Un soin particulier est donné aux textures et au mouvement. Les langues roses sont hérissées de poils, le vent souffle, l'eau ruisselle, la bave est visqueuse. Si le paysage est organique, les personnages sont paysagers, en ce sens qu'ils n'existent que par leurs contours et leur façon de renvoyer la lumière, sans exprimer de sentiment identifiable. Quelques rares couleurs viennent rehausser certains détails ou donner du volume. L'effet général est étrange, étrangement vivant.
Au cours de notre entretien, j'aurais pu parler à Mathilde d'Haruki Murakami, dont les romans basculent du réel à l'imaginaire en un rien de temps. Un imaginaire tangible, des mondes parallèles où les protagonistes entrent parfois malgré eux. L'ascenseur d'un grand hôtel se bloque et s'ouvre sur un couloir noir et glacé, qui donne sur la pièce où vit un homme-mouton parmi des livres en décomposition ; les animaux, surtout les chats, sont doués de parole ; une jeune femme a des oreilles magiques ; des pluies de poissons s'abattent sur la ville tandis qu'un type, qui a pris l'apparence de Johnny Walker, décapite les chats de son quartier pour leur voler leur âme. C'est normal. Chez Murakami, la nature, telle un être humain, peut être accueillante ou hostile. Avec ceux qui cherchent leur chemin, elle peut être coopérative, passive ou carrément trompeuse.
Si les animaux apparaissent un peu moins dans le travail récent de Mathilde Lavenne, elle a auparavant œuvré pour son propre bestiaire, inspiré de l'imaginaire médiéval foisonnant, de mythes antiques ou de croyances ancestrales. Des personnages avec des masques d'animaux ou des chiens avec des crânes humains côtoient des machines ou des bâtiments contemporains. Avant la Renaissance, la taille des personnages ou des objets représentés correspondait à une certaine hiérarchie. De nos jours, comme dans les films de série Z, l'agrandissement de l'échelle produit un effet monstrueux. Ici, point de femme de quarante pieds ni de sein géant propice à tous les fantasmes, Mathilde Lavenne ne cherche pas à susciter une émotion d'ordre sexuel. C'est par l'étrangeté de ses scènes, par les sensations de textures vaguement repoussantes et l'absence d'explication narrative qu'elle souhaite créer une gêne.
« Je suis parfois effarée par la même naïveté chez moi quand j'étais plus jeune - démoralisée par la présence d'arbres en Espagne, désespérée de constater que toutes les frontières inexplorées se révèlent avoir des ressources alimentaires et un climat. Dans ma tête, je voulais trouver un « ailleurs ». Stupidement, je me voyais nourrissant un appétit insatiable pour l'exotisme.
Eh bien, disons que Kevin m'a fait entrer dans un pays vraiment étranger. Je peux en être certaine, car ce qu'on appelle un pays vraiment étranger est celui qui nourrit un désir poignant et perpétuel de rentrer chez soi. »
Lionel Shriver, Il faut qu'on parle de Kevin, J'ai Lu, p. 594.
Mathilde Lavenne s'agace quand on lui dit que ses dessins ressemblent à des illustrations de livres pour enfants. S'attacher uniquement au médium, aux contours simples et colorations douces au crayon de couleur ou à l'aquarelle, c'est ignorer l'atmosphère de catastrophe, voire de fin du monde, qui baigne ses paysages. Ceux qui persisteraient à réserver ses dessins à leurs enfants pourraient voir leurs chers petits nourrir, si ce ne sont des idées morbides, au moins une certaine méfiance à l'égard de l'humanité et de ses créations. Entre les arbres coupés, les grands couteaux, les explosions, la vanité du 4x4 et de l'avion tirés par des chiens infernaux... Les rangées de jambes pourraient être une armée, les langues des trophées de guerre. L'humain n'apparaît pas forcément dans ce qu'il a de meilleur. Mais, que l'on se rassure, en tant que personne, Mathilde ne dégage absolument aucune misanthropie, et certains de ses dessins véhiculent une certaine dérision.
Mathilde Lavenne, si elle avoue que son travail raconte sans doute quelque chose pour elle, se défend de vouloir partager des histoires. C'est un autre argument en défaveur de l'illustration. Ses dessins doivent exister d'eux-mêmes, être leur propre langage, non le prolongement d'un discours. Il n'est pas indispensable de dire pourquoi les montagnes ou les cœurs sont soutenus par des béquilles, pourquoi la maison brûle. Les drapeaux, sans couleur ni inscription, délivrent un message muet.
Après avoir rencontré Mathilde Lavenne, j'ai eu envie de lire des récits de voyages, des romans d'aventures en territoires exotiques, des histoires de conquêtes. Le genre de livres qui, une fois refermés, nous plongent dans une mélancolie infinie en rendant insupportables le décor citadin, les murs blancs et les fenêtres en PVC. Une certaine nostalgie de la jungle ou des grands espaces, une vague envie de randonnée en raquettes ou de sieste sous une moustiquaire. Et si cette simple envie était plus constructive que le déplacement réel ? C'est dans sa tête que Mathilde Lavenne voyage le plus. Tout l'inspire et l'emmène ailleurs.
Finalement, maintenant que le voyage s'appelle tourisme, quels sont les paysages que les aventuriers peuvent encore espérer conquérir ? A la différence du voyageur-pilleur, l'artiste, en dévoilant la richesse de sa psyché, s'approprie le monde sans rien y retrancher. La projection de son imaginaire dans le réel constitue un dialogue permanent avec le monde. Mathilde Lavenne se promène sur de grandes surfaces de papier blanc, armée d'un simple crayon, et en plantant des drapeaux dans les paysages qu'elle a conquis, elle réinvente l'exotisme. Avec elle, le voyage n'est nulle part, le voyage est partout.
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