Céline
Luchet
Rédactrice,
auteur
et un peu critique
Dans la Basse-Cour de Philémon
Texte publié dans le n°0 de la revue Facettes, 2014
Depuis 2011, le plasticien Philémon publie sur son tumblr Basse-Cour des photographies qu'il prend avec un appareil photo argentique. A l'origine, Basse-Cour fonctionne comme un journal de bord ou un carnet de croquis : c'est une banque d'images que Philémon enrichit quotidiennement, dans l'idée de venir y piocher des idées pour réaliser des installations. Les photographies de Philémon, souvent drôles et étonnantes, recouvrent tous ses thèmes de prédilection : l'urbanisation, la domestication des animaux et des lieux, l'absurdité, la démesure... En vertu d'une évolution personnelle et du succès rencontré sur les réseaux sociaux, cette pratique photographique a pris de l'ampleur et s'est mise à exister pour elle-même, jusqu'à la préparation d'une exposition de tirages papier.
Philémon partage un atelier à la Malterie avec Arnaud Verley. Ils travaillent face à face, chacun à un bout d'une table de ping-pong. Tous deux utilisent la Société Volatile – à l'origine, une société colombophile dont Philémon a hérité de son grand-père – comme organe de diffusion de leurs pratiques artistiques. Basse-Cour est un projet solo de Philémon.
Sur Basse-Cour, Philémon se livre à un inventaire de cocasseries urbaines et rurales. On peut y voir un petit chien aux grandes oreilles pointues dans un sac à dos ; des pneus enterrés au tiers qui décorent la pelouse de la Centrale du Pneu ; une affiche de fille en bikini, poitrine gonflée, collée à côté de la vitrine d'un carrossier ; deux veaux empaillés séparant l'espace dédié à la clientèle de celui des employés d'une boucherie ; un sapin de noël dans la cour de la Fédération Française de Crémation.
Au premier abord, les sujets des photographies sont presque trop variés : portraits, paysages naturels, jardins, animaux, graffitis... La cohérence de la démarche et les séries se détachent dans la longueur : des chiens qui regardent par la fenêtre, des gens avec leurs animaux domestiques, des tatouages délavés, des voitures défoncées, des éléments d'aménagement approximatifs, des décorations de jardin...
« Quelques bouteilles de bière vides étaient soigneusement alignées dans un angle des fondations de pierre, là où quelqu'un, un soir, s'était installé pour boire. »
Donald Ray Pollock, Le Diable, tout le temps, Albin Michel, 2012, pp. 359-360.
Il y a quelque chose de la dérive situationniste dans la démarche de Philémon. Il ne prend pas des photos par-ci par-là au gré des promenades : il part en quête. A l'occasion de ses résidences, voyages professionnels ou personnels, il vole une journée pour aller à la recherche de sujets à photographier. C'est rarement dans les hypercentres qu'il trouve ce qu'il cherche. Il doit se soustraire à la domination des centres d'attraction, éviter les lignes de désir et les parcours touristiques. Ses dérives le mènent souvent vers les banlieues, les no man's lands, les frontières qui séparent les quartiers, les coupures dans le tissu urbain, ou encore les zones administratives et les territoires bétonnés que leurs usagers tentent vainement d'humaniser, avec une plante en pot ou un bout de moquette colorée.
Il n'existe pas de recette miracle, de lieu où, sans le moindre doute, il trouvera des images pour enrichir sa collection. Le Bronx par exemple, où Philémon est parti chercher du désordre urbain, à l'occasion d'un séjour à New York. Dans ce quartier populaire à la mauvaise réputation, il pensait faire des rencontres impromptues, trouver des usages inappropriés des espaces, des rafistolages, des matériaux bruts comme il les aime : tôle ondulée, grillage, scotch... Finalement, il est revenu presque bredouille de son expédition. Sans doute a-t-il été dépassé, aveuglé par ses attentes. Chercher des images, c'est un comportement ludique-constructif qui demande un mélange de travail et de laisser aller, ainsi qu'une ouverture à l'altérité. Regarder des lieux et des gens, découvrir des petites excentricités, et les mettre en exergue avec tendresse.
Il n'est pas question ici de commenter la qualité des images de Philémon en termes de photographie : cadrage, profondeur de champ, lumière, grain... Intéressons-nous plutôt au sens et aux enjeux de sa pratique. Sur les réseaux sociaux, où Philémon a choisi de diffuser largement ses images, la photographie sert souvent à dire regardez, je suis là. Les visites de villes comme de musées se font appareil photo ou smartphone au poing, pour réaliser des égoportraits devant les paysages ou les œuvres. Aussitôt prises, les photos sont largement diffusées, commentées, likées... et remplacées par d'autres dans le flux d'informations. Chez Philémon, les photos diffusées ne disent pas regardez, je suis là, notamment parce qu'il peut s'écouler des mois entre la prise de vue et la diffusion de l'image. A la vitesse et l'instantanéité des réseaux sociaux, Basse-Cour oppose la lenteur de la marche et du travail manuel.
« Pour comprendre ce qu'est une manière d'être spécifiquement humaine, il faut comprendre l'interaction manuelle entre l'homme et le monde. Ce qui revient à poser les fondements d'une nouvelle anthropologie, susceptible d'éclairer notre expérience de l'agir humain. Son objectif serait d'analyser l'attrait du travail manuel sans tomber dans la nostalgie ou l'idéalisation romantique, mais en étant simplement capable de reconnaître les mérites des pratiques qui consistent à construire, à réparer et à entretenir les objets matériels en tant que facteurs d'épanouissement humain. »
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, 2013, p. 78.
Le traitement manuel et l'entretien des négatifs fait partie intégrante du travail de Philémon, c'est un cheminement qui prolonge celui des prises de vue. La technique confère aux images une réalité tangible, et permet de donner du temps à leur sélection. Ces tâches laborieuses – développer les pellicules, nettoyer les tirages, dépoussiérer, scanner les négatifs, sélectionner les images... – expliquent le différé entre la prise de vue et la mise en ligne des photos. L'argentique donne par ailleurs des images d'une certaine rareté, en quantité comme en qualité. Philémon les découvre parfois plusieurs semaines après le retour de ses voyages, selon la liberté que lui laissent ses autres projets. Il s'écoule encore du temps avant que les photos choisies ne soient publiées sur Basse-Cour. Au cours de ce travail de maturation, une hiérarchie secrète s'établit entre les photos qui sont bonnes pour l'écran, et celles qui feront aussi l'objet d'un tirage sur papier.
Pour exposer ses photos, Philémon les tire au format carte postale et les place seules dans un grand cadre avec un passe-partout. Le dispositif souligne le sens de son travail, avec un jeu sur le contraste entre le format populaire de la carte postale et le luxe de l'encadrement. C'est aussi une façon de prendre de la distance avec le métier de photographe : il pourrait très bien tirer ses photos sur de grands formats et les accrocher sans commentaire. Ainsi, il affirme son statut de plasticien et tisse un lien avec les oeuvres d'art postal qu'il a réalisées en Inde, au cours de son premier grand voyage d'artiste.
Philémon intellectualise beaucoup sa pratique, mais Basse-Cour est sans doute le plus abordable de ses travaux. Sans connaître tous les tenants et aboutissants de sa démarche, chacun peut en retirer quelque chose. Retenons, pourquoi pas, l'expression du Witz, l'indéfinissable trait d'esprit qui caractérise chacune des prises de vue : la plupart des photos de Philémon donnent le sourire, au moins intérieur. La réalisation de cet état des lieux nécessite un esprit joyeux, ouvert à l'inattendu, prêt à s'amuser d'un rien ; un regard rieur et curieux... sans être candide. Il en résulte un comique de situation, parfois de la mélancolie, souvent de la tendresse. En poète, Philémon va chercher la familiarité au bout du monde, le dépaysement au coin de la rue.