Céline
Luchet
Rédactrice,
auteur
et un peu critique
Une fois n’est pas coutume, Camoufleur vous invite à vous asseoir, à toucher et à éprouver physiquement les pièces présentées. L’exposition Craft Works met en lumière le travail de deux potiers – Dauphine Scalbert et Jérôme Hirson – et de deux menuisiers – Félix Bouchet et Guillaume Hairaud –, réunis par la passion de la création d’objets utilitaires pour la maison. Tous les quatre ont développé, chacun dans leur domaine, une pratique singulière et exigeante, inscrite dans des traditions artisanales anciennes et vernaculaires, qu’ils ont parfois apprises à l’autre bout du monde. Habités par le goût de la matière brute, ils concentrent leur savoir-faire à la création de pièces fonctionnelles, où la primauté de l’usage laisse la place à la pureté de la ligne. Une beauté simple recélant le mystère de la longévité.
Dauphine Scalbert
Potière nomade
Depuis son adolescence, la poterie est un fil rouge suivi par Dauphine Scalbert pour répondre à son désir insatiable de bouger et de voir le monde. A dix ans, Dauphine Scalbert commence l’apprentissage de la céramique aux Beaux-Arts d’Amiens, d’abord le modelage. Au bout de trois ans, l’enseignante la pousse à essayer le tournage : une technique à laquelle elle adhère immédiatement et qui ne la quittera jamais. La fabrication de pièces utilitaires comble à la fois son esprit pratique et son accord avec le matériau, tandis que le métier de potière lui offre l’opportunité de voyager en apprenant et en travaillant. Après un passage à La Borne, elle part à 18 ans aux Etats-Unis, puis au Mexique. S’ensuit une vie d’aller-retour entre la France et des terres de céramistes, où elle passe souvent plusieurs années : la Corée (3 ans), le Japon (plusieurs séjours prolongés), la Colombie (8 ans)... Grâce à la céramique, en plus d’acquérir des savoir-faire ancestraux d’une grande technicité, celle qui se dit peu studieuse a eu la persévérance d’apprendre des langues aussi difficiles que le Coréen et le Japonais.
En 1994, Dauphine Scalbert rentre de Bogota et s’installe en Puisaye. Elle crée le centre de formation Terres Est-Ouest au Manoir de Lain, où elle transmet les techniques traditionnelles : cuisson au bois, tournage au tour à pied. Elle enseigne encore aujourd’hui mais seulement quelques semaines par an, pour se consacrer à sa propre pratique. Elle poursuit à travers chaque réalisation sa recherche d’une ligne naturelle, joyeuse, qui procure un sentiment d’ouverture.
Dauphine Scalbert présente ici une série de pièces utilitaires principalement réalisées en grès à l’engobe blanc, une finition quasi systématique en Corée pendant la période Joseon (de 1392 à 1910), appréciée pour sa simplicité et le sentiment de calme procuré par le blanc. Les formes des bols, des saladiers et des vases sont d’inspiration coréenne, tandis que les pichets sont typiquement européens. Mettant en valeur les matériaux (morceaux d’argile, flaques d’émail), les plats paysages sont les seules pièces abstraites et décoratives qu’elle réalise. Si les plats sont trop lourds pour être utilisés à table, ils peuvent servir pour disposer des fruits. Utile, toujours utile.
Jérôme Hirson
Potier des simples
Originaire du Nord, Jérôme Hirson a longtemps travaillé à la chaîne dans l’industrie automobile. En 2007, alors que sa compagne est mutée dans l’Yonne, il démissionne pour la suivre, sans projet précis. Au fil de ses balades à travers le département, il rencontre Dauphine Scalbert. « Scotché par son travail », comme il le dit avec admiration, il découvre son propre besoin de toucher la terre et commence à suivre les cours de la potière. En 2010, il installe son premier atelier et s’attèle à trouver son propre style. S’ensuivront trois mois de travail acharné sur le tour, laissant l’artisan insatisfait de ses pièces et frustré par le travail sur la machine, qui lui rappelle trop le rythme imposé de l’usine. Grâce au modelage, il sort enfin de sa période de doute en retrouvant le plaisir brut du contact avec la terre, au pincé ou au colombin : une démarche plus lente, autorisant les imperfections et les irrégularités qui révèlent la matière première.
Les terres chamottées fréquemment utilisées par Jérôme Hirson donnent du grain à ses poteries. Lorsque les argiles sont chargées en fer et en manganèse, le fer remonte et colore l’émail transparent qu’il utilise régulièrement. L’épaisseur de cet émail permet de varier l’accroche de la lumière : une fine couche produit des surfaces mates et granuleuses proches de la terre brute, tandis qu’une application plus épaisse donne des surfaces brillantes, où des gouttes sont parfois figées. Il signe parfois ses assiettes d’un jus d’oxyde de fer, laissant une marque brune.
Après avoir déménagé plusieurs fois son atelier (dans le Berry, en Sud-Touraine), Jérôme Hirson s’est finalement posé en Sud-Aveyron en 2021. Il y cultive son goût de la simplicité, à la fois dans les techniques (une quantité réduite d’outils et de matériaux, des recettes avec peu d’ingrédients, un seul émail...) et dans les formes : proches des saloirs, ses jarres sont inspirées de formes traditionnelles de la poterie paysanne produite depuis le XVIIIe siècle. Vaisselle, jarres, boîtes et grands plats sont conçus avec la même ambition : réaliser des contenants utiles, stables et durables.
Félix Bouchet
Artisan chaisier
Après l’obtention d’un diplôme d’ingénieur bois, Félix Bouchet part au Canada pour apprendre l’ébénisterie. Il complète sa formation en travaillant pour l’artisan George Sawyer dans le Vermont (USA), où il apprend la fabrication des sièges Windsor pendant un peu plus d’un an.
Les fauteuils, bancs et chaises Windsor se démarquent par un piétement et un dossier indépendants. Alors que sur la plupart des sièges, le dossier et les pieds arrières sont d’un seul tenant, les barreaux tournés sont ici encastrés dans l’assise sculptée, souvent incurvée pour plus de confort. Les sièges Windsor sont traditionnellement fabriqués depuis le XVIIIe siècle à l’aide d’outils manuels. Les barreaux sont réalisés à partir de bois vert fendu dans la grume : la fibre du bois est ainsi préservée, permettant la finesse, la souplesse, la légèreté et la solidité du mobilier. Chaque étape de fabrication nécessite la maîtrise d’une technique exigeante : fendre le bois vert, planer, tourner, cintrer, sculpter, assembler et éventuellement peindre la pièce finie, pour harmoniser les teintes des différentes essences utilisées.
En 2021, Félix Bouchet rentre en France et installe son atelier en Indre-et-Loire, un territoire boisé propice à la pratique de son savoir-faire. Il y développe la gamme Mon Repos, du nom d’un domaine proche où il a pu prélever du bois, des sièges fabriqués selon les méthodes acquises aux Etat-Unis. Les essences forcément locales sont choisies pour leurs qualités en rapport à leur usage (tilleul, tulipier, noyer, orme ou poirier, des bois résistants à la fente, avec un grain croisé pour l’assise ; chêne ou frêne, des bois plus souples pour les barreaux). Travaillant toujours à la main, Félix Bouchet considère également la difficulté physique à laquelle il sera confronté s’il utilise des bois trop durs. La maîtrise de l’outil, la répétition des gestes, la lecture du bois et le contact avec la matière sont les composantes premières de sa démarche patiente, aboutissant à des pièces aux lignes élancées, témoignage des instants passés à l’atelier et hommage à la forêt.
Guillaume Hairaud
Menuisier en meubles
La démarche de Guillaume Hairaud se caractérise par un mouvement incessant en quête d’un équilibre entre idéal et réalité. Avant d’entamer sa reconversion par un CAP d’ébéniste, Guillaume Hairaud rêve de travailler uniquement avec des outils manuels. Outre le silence, la lenteur et le rapport direct à la matière, il apprécie particulièrement le travail avec certains outils comme le rabot, pour obtenir un état de surface qu’aucune machine ne peut reproduire. A l’inverse, le bruit, la poussière et le danger liés au travail avec les outils mécanisés lui évoquent un métier semi-industriel, soumis au stress et aux contraintes de productivité. L’usage exclusif d’outils manuels n’étant pas viable en raison du temps, de l’économie de projet et de la difficulté physique, le menuisier le réserve aux dernières étapes de fabrication.
De son premier métier de compositeur et musicien pour le spectacle vivant, Guillaume Hairaud a gardé le goût de la pièce unique et de l’improvisation. Il continue d’aborder chaque projet comme une création artistique, expérimentant différentes techniques en fonction du meuble à réaliser. Dans une certaine mesure, comme une composition musicale, le design d’un objet peut évoluer en cours de fabrication, selon l’impulsion donnée par une pièce de bois ou la perception réelle d’un volume imaginé puis concrétisé. A la différence que le travail du bois est plus définitif que celui de la musique, il force à la prise de décisions, sans permettre de recommencer jusqu’à trouver le bon accord, la bonne mélodie.
Parmi ses inspirations, il aime citer les Shakers, une secte puritaine américaine issue du protestantisme, ainsi nommée pour sa pratique de la transe. Pionniers d’un design fonctionnel et minimaliste, ils sont une influence majeure pour le design européen du début du XXe siècle, notamment scandinave. Guillaume Hairaud partage leur engagement dans une quête de l’essentiel : économiser l’espace et la matière première, ne rien faire d’inutile. C’est dans cet esprit qu’il a conçu et réalisé les meubles ici présentés.