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Samuel Guillot, Liévin mode d'emploi
Texte publié dans le n°3 de la revue 50° Nord, 2012

En 2010, l'artiste lillois d'adoption Samuel Guillot a entrepris un projet d'envergure dans la ville de Liévin, intitulé Etre(s) dans le paysage. Le projet a donné lieu à des expositions dans les centres culturels et sociaux de la ville, fruits d'un travail auquel ont participé des habitants des quartiers Calonne, Riaumont et Les Marichelles. L'intervention s'est clôturée en mars 2011 par une exposition au Centre Culturel Arc-en-Ciel.

 

Sans avoir touché un pinceau depuis des années, Samuel Guillot aime se présenter comme un peintre paysagiste. Il partage avec l'écrivain Georges Pérec le goût de l'inventaire, des espaces, de l'observation de l'habituel et du quotidien. Il s'intéresse aux paysages, aux frontières, aux espaces publics et privés, aux oppositions entre ces lieux et aux passerelles qui pourraient exister des uns aux autres. Ses opérations numériques de construction/destruction/reconstruction sont habitées par un rêve de redistribution de l'espace, de délocalisation de l'art de ses lieux dédiés, de (re)conquête de la place publique. En récoltant des fragments de toute nature (croquis, photos, vidéos, sons, pensées...), Samuel Guillot se plaît à déjouer l'impossibilité de l'objectivité par la multiplication des points de vue. Dans son idéal, les œuvres qu'il produit sont réinsérées dans les lieux dont elles sont issues, disséminées dans la ville, dans les rayons des supermarchés, dans les vitrines des boutiques, sur l'affichage lumineux des informations municipales, partout où elles peuvent être vues, expérimentées, par le plus grand nombre.

 

Samuel Guillot a choisi un moment particulier pour investir Liévin. Cette ancienne cité minière du Pas-de-Calais a en effet entamé en 2010 un vaste plan de réhabilitation urbaine, portant sur l'habitat, la voirie et les équipements publics et sportifs. De nombreux logements seront construits, certains réhabilités et d'autres enfin, détruits. A l'étude de territoire par laquelle l'artiste aborde tout projet se sont greffées des rencontres pédagogiques avec certains habitants, usagers des centres culturels et sociaux de la ville. Samuel Guillot les a invités à partager le regard qu'ils portent sur leur environnement quotidien (logement, quartier, ville). Les témoignages et avis des habitants ont servi de matière première pour de nouvelles propositions architecturales et urbaines et l'ensemble des œuvres produites au cours de ce projet liévinois témoigne de cette étude de terrain. La brique des bâtiments existants et des bâtiments en construction, les terrils du 11/19 de Loos-en-Gohelle qui surplombent la ville, la tour d'extraction du puits n°19 et le chevalement du puits n°11 sont autant d'éléments caractéristiques du paysage de Liévin, omniprésents dans l'ensemble des œuvres.

 

« Mais d'abord, il nous a fallu apprendre à repérer les bonnes routes. Si la ligne se tortille, sur la carte, c'est bon. Cela veut dire qu'il y a des collines. Si le trait va droit d'une ville à l'autre, c'est mauvais. Les meilleures routes font la jonction entre nulle part et nulle part, elle ne sont généralement que la variante d'un itinéraire plus rapide. Si vous quittez une grande ville en direction du nord-est, ne prenez jamais tout droit vers le nord-est. Zigzaguez d'abord vers le nord, puis vers l'est, puis de nouveau vers le nord. Vous trouverez vite une petite route d'intérêt local, que fréquentent les seuls habitants du coin. »

Robert Pirsig, Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, Points, p. 18.

 

Il ne s'agit pas ici de poser un constat, de documenter l'urbanisme de Liévin, de garder une mémoire du patrimoine industriel à la Bernd et Hilla Becher. Il n'y a pas de nostalgie ni de sentimentalisme dans le travail de Samuel Guillot, ni vraiment d'Histoire. Les images manipulées agissent comme des documents fictifs, qui renseignent plus sur la démarche artistique que sur la réalité. Les formes populaires telles que le jeu du taquin, le jeu vidéo, le cinéma et le photomontage sont détournées pour agir comme des accroches, pour attirer le plus grand nombre vers une démarche artistique exigeante et lourde d'enjeux.

 

Dans le quartier des Marichelles où de nombreux bâtiments sont voués à la destructions, Samuel Guillot a invité les habitants à réfléchir sur leur logement. Plusieurs personnes ont décrit oralement une pièce de leur appartement, dont l'artiste a réalisé un dessin numérique. Les différentes pièces ainsi dessinées ont été réunies dans un catalogue de type IKEA, où les objets sont décrits froidement, sans affect. Un salon a aussi été aménagé dans le hall du centre social Jules Grare, avec des objets apportés par les participants. Que devient un objet personnel transposé dans un salon artificiel ? Qui suis-je, transposé dans un environnement nouveau, créé de toute pièce par une entité extérieure ? Qui sommes-nous dans le paysage ? Samuel Guillot invite les habitants à questionner leur façon d'habiter les lieux, comme leur façon de s'y projeter, d'y projeter leur imaginaire.

 

« La vie devrait être (devenir) essentiellement poétique. Ce qu'il y a de plus important à communiquer aux enfants, c'est l'utilisation créative des loisirs. Les artistes peuvent participer à cette recherche. En tant que promoteurs de la créativité, ils y gagneront une plus grande maîtrise de leur environnement et échapperont au ghetto dans lequel la société les enferme : n'être que des fournisseurs de distractions utilitaires ou de valeurs snobs pour la classe privilégiée. »

Robert Filliou, Enseigner et apprendre, arts vivants, Archives Lebeer Hossmann, p. 14.

 

La plupart des œuvres traitant du paysage de Liévin ont été réalisées à partir d'une borne interactive, qui permet de combiner plan par plan des éléments visuels issus de la ville ou d'autres endroits. Le patrimoine industriel, les terrils et les maisons en briques rouges avoisinent des plages, d'immenses prairies et des aires de jeux. A l'instar d'autres friches industrielles de l'euro-région, les sites de Liévin sont rêvés par ses habitants en espace de loisirs, où l'eau et la verdure reprennent leurs droits. Des vagues viennent lécher l'empiétement d'un chevalement à treilles métalliques. Par contraste avec les tenues des promeneurs marchant pieds nus sur la plage, les sommets enneigés des terrils en arrière plan suggèrent plus d'altitude, moins de platitude.

 

Villégiature présente un diaporama en format vidéo, façon retour de vacances, d'habitants mis en scène dans des situations de loisirs, où les décors imaginaires sont composés d'images prises à Liévin et d'images provenant de voyages ou glanées sur Internet. La mise en scène n'est pas poussée jusqu'au bout : la petite fille au ballon est en vêtements d'hiver, sur une plage où tout le monde est en maillot de bain. Le décalage génère une certaine étrangeté, qui n'est pas sans rappeler les photos de studio, où les gens posent devant des paysages idylliques qui leur resteront à jamais étranger. Les terrils, qui se détachent en blanc sur un ciel bleu, se rêvent en Mont Fuji, tandis qu'un petit muret de briques s'imagine muraille de Chine.

 

La série de photomontages contrecollés Strates propose d'aborder la succession des politiques urbaines comme des strates géologiques. Les pavillons individuels, les usines, les corons et l'habitat collectifs, simplement juxtaposés dans la réalité, sont ici entassés comme les résidus des terrils, rehaussant l'impression de densité urbaine ou industrielle, de cloisonnement entre les différents espaces. Le travail successif dans les différents centres culturels et sociaux visait à créer des circulations entre les différents quartiers, souvent fermés sur eux-mêmes. Il s'agissait également d'inciter le public liévinois à entrer au centre Arc-en-Ciel.

 

« Rendre les œuvres d'art accessibles au plus grand nombre. Qu'une peinture ou une sculpture décore la maison d'un homme riche est sans intérêt. Il faudrait exposer les œuvres d'art au niveau de la rue, dans les vitrines des grands magasins par exemple, afin que tout le monde puisse les voir en passant. »

Robert Filliou, Enseigner et apprendre, arts vivants, Archives Lebeer Hossmann, p. 81.

 

Il n'est pas anodin de sortir l'art de ses lieux ou de ses formes dédiés. La démarche artistique de Samuel Guillot, où l'art de galerie est renié au profit de l'art sur la place publique, s'inscrit en contestataire du système mercantile où le joli, le trash et l'événementiel se disputent la plus belle place. D'autre part, l'ancrage territorial de son travail n'est pas sans lui réserver certaines difficultés. Si les dispositifs tels que la borne interactive ou le jeu du taquin peuvent être réadaptés pour d'autres lieux, il est difficile, voire impossible, de déraciner un travail du territoire qui l'a inspiré. Faute d'autre mécénat, cette démarche, inscrite dans une logique de résidence, est totalement dépendante des politiques culturelles. Dans quelle mesure est-il possible de rester à l'écart de ce système où l’œuvre d'art est un bien de consommation, voire de spéculation ? De qui vaut-il mieux être dépendant ? Du marché de l'art ou des politiques culturelles ?

 

Si l'on peut rester insensible face à la production de Samuel Guillot, il faut cependant saluer l'exigence de sa démarche, où chaque intervention est définie par un protocole précis. Tour à tour sociologue, dessinateur, architecte, cruciverbiste, étymologiste ou météorologue, il explore l'aménagement du territoire et recueille des données comme on chasse les papillons, avec hasard et méthode. Son approche transdisciplinaire révèle la porosité entre les différents domaines de la vie, pour que les décisions ne soient plus laissées aux seuls spécialistes. A la Filliou, il invite par le jeu à l'éveil à une pratique artistique contemporaine, où l'on apprend à regarder l'infra-ordinaire. L'art pour appréhender notre environnement, alimenter notre imaginaire, affiner notre regard, comprendre la vie et le quotidien. Que les décisionnaires ne l'oublient pas : valoriser un paysage, c'est valoriser ses habitants.

Contact : celine.luchet(@)proton.me

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