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Famous Blue Raincoat
Correspondance imaginée à partir de la collection de photos trouvées de Morgan Dimnet, publiée dans une micro-édition sérigraphie dans le cadre d'une exposition au Monde Moderne à Lille, 2015.

Ma chère Bettina,

 

Il me semble avoir passé tout l'été à t'attendre. Comme tous les étés depuis tant d'années, d'ailleurs. Cette fois non plus tu n'es pas venue. J'y croyais pourtant plus fort que d'habitude.

 

C'est une chance de t'avoir connue uniquement en été. Tu hantes tous mes étés, c'est sûr, mais aux autres saisons tu me laisses tranquille. Je n'ai pas d'image de toi en automne, à part peut-être le fameux ciré bleu que tu portais les jours de pluie. Tu l'as oublié. Il est toujours dans le placard de l'entrée. J'ai essayé de le mettre mais il est trop petit pour moi. T'irait-il encore ? As-tu changé ? Te reconnaîtrais-je ? J'aurais tellement aimé que tu me mettes à l'épreuve en apparaissant à l'improviste, petite poupée sur le ponton avec juste quelques affaires jetées à la va-vite dans un sac marin. Dès qu'un bateau s'approchait, je t'imaginais cachée, allongée au fond, les mains sur la bouche pour ne pas laisser éclater ton rire. Mille fois j'ai cru te voir arriver à travers mon rideau de cheveux alors que je sortais de l'eau. Certaines silhouettes n'étaient pas mal du tout, je dois l'avouer, mais elles n'avaient jamais ton style, jamais la hargne puissante que je percevais derrière la grâce de ta démarche. Ces petits bonbons fondaient sous ma langue quand mon cœur restait de glace.

 

En partant tu m'as fait jurer le silence absolu. J'ai juré et j'ai respecté ton souhait. Mais je croyais dur comme fer que tu craquerais la première. Je ne sais pas si c'est parce que tu es la plus forte ou la plus faible de nous deux, ton silence est le plus absolu. A la limite du possible. Tu as presque disparu. Même Frédéric, dans ses lettres, me parlait à peine de toi. C'est comme si tu n'avais pas existé. Tout ce que je lui écrivais, j'espérais qu'il te le lirait. L'a t'il fait ? Savais-tu seulement que nous correspondions ? As-tu vu toutes les photos que je lui ai envoyées, en espérant qu'il te les montrerait ? Peut-être a t'il gardé cette crainte de toute la famille... La crainte que nous soyons jalouses l'une de l'autre, amoureuses du même homme ? Quelle naïveté... Quelle innocence... Comment lui en vouloir ? Nous étions si proches lui et moi, jusqu'à ce qu'il vienne passer les vacances dans la maison de Papou-Plage avec sa fiancée toute neuve.

 

Je me souviens des précautions que l'on a prises pour m'apprendre que Frédéric ne viendrait pas seul cet été-là, et que je devrais partager ma chambre avec elle – parce que vous n'étiez pas encore mariés. C'est vrai, mon cœur s'est serré quand je vous ai vus descendre du train. Pour être jalouse, je l'ai été. Mais de lui. C'est la seule fois de ma vie où j'ai regretté de ne pas être un homme. Et quel homme ce Frédéric, n'est-ce pas ? Beau, athlétique... Peut-on dire racé ? Il aimait un peu trop la vitesse et c'est apparemment ce qui l'a perdu. Il t'a raconté son premier accident de voiture ? Il avait douze ans, moi huit. J'en ai gardé une petite cicatrice sur l'arcade et la fascination de la tôle froissée. Je regrette de n'avoir pu venir aux obsèques. J'étais au Japon et j'ai appris la nouvelle en rentrant, bien trop tard. Est-ce toi qui m'a retourné ce petit paquet de photos bien serré ? Sans un mot, sans une explication ? J'ose espérer que non. J'ose même espérer que tu ne les as jamais vues. C'est pourquoi, dans le doute, je te les renvoie, additionnées de nouvelles images, en ton nom propre cette fois-ci.

 

Cette première photo que je t'ai envoyée, celle du pèlerinage à Lourdes... C'était peu après ton départ. Vois-tu cet air de défi, cette insolence dans mon regard ? J'ai fait ce voyage par curiosité sociologique, petit reporter en immersion au cœur de la bondieuserie. Sans l'avouer à ma tante bien sûr, qui pensait que cela me ferait le plus grand bien - que savait-elle des chagrins d'amour ? Pendant la messe elle me soufflait la mise en scène. S'asseoir, se lever, remuer les lèvres pendant les chants. Puis elle m'a dit qu'il était temps de se recueillir. Alors je me suis agenouillée, j'ai posé mon menton sur mes deux mains jointes, visage légèrement tourné vers le ciel, j'ai fermé les yeux et j'ai cueilli et recueilli avec ma langue les gouttes d'eau qui perlaient de tes cheveux, roulaient sur ta peau jusque sur tes seins, sur ton ventre, dans la cambrure magnifique de tes reins. J'ai bu l'eau sur ton corps sans jamais tarir ma soif. Je me suis noyée dans le souvenir de tes baisers, de tes caresses, de la douceur de ta peau, des ondulations de tes hanches, de ton abandon total. J'ai entendu toute la gamme de tes gémissements, de tes cris, de tes grognements. J'ai ressenti encore la force de tes mains lorsque tu t'agrippais à moi pour me retenir quand je m'éloignais, juste le temps de reprendre ma respiration, de contempler le tourbillon de tes cheveux sur les draps humides. J'ai ainsi connu l'extase et la transfiguration.

 

 

Depuis quelques années, dès que mon travail me le permet, je viens me cacher à Papou-Plage. Hors saison, cet endroit n'a strictement rien à voir avec ce que tu as connu. Toutes ces maisons énormes – la nôtre, avec ses quatre chambres, paraît très modeste – sont fermées de septembre à juin. Le quartier est désert. Hormis des armées de jardiniers qui viennent préserver l'illusion d'un paradis sur terre et des maçons qui construisent des extensions au fur et à mesure que les familles s'agrandissent. Ces villages fantômes me désolent et me ravissent. Ils puent l'injustice sociale, et en même temps... Quel plaisir de pouvoir en profiter. Je m'introduis dans les jardins, je me prélasse sur les terrasses en pierres, je cueille les fruits, je ramasse les noix, les noisettes, les châtaignes. Ces gens ne savent sûrement pas tout ce qu'il y a de comestible dans leurs jardins. Souvent, des chiens d'été m'accompagnent. Te souviens-tu des chiens d'été ? ...ces grands chiens de race qui ne peuvent pas remonter dans la voiture au moment du départ, au prétexte qu'ils ont les pattes pleines de sable. Les maîtres les abandonnent négligemment avant de rentrer en ville. En attendant d'être capturés, ils se nourrissent probablement de chats d'été.

 

Chaque image a un sens. Elle renvoie à un détail de notre été de passion. Je ne peux pas tout t'expliquer. Si tu ne les comprends pas, c'est que tu as oublié. Si tu as oublié, alors je me suis trompée.

 

Je dis que Frédéric ne parlait jamais de toi. Il y a pourtant une exception. Une lettre que je joins à la mienne. C'est la lettre la plus personnelle et la plus étrange qu'il ne m'ait jamais envoyée. Il devait être dans un état second quand il l'a écrite, il ne m'en a jamais reparlé. C'est cette lettre qui m'a tenue à distance de toi. Elle disait chasse gardée. Je te l'envoie car je me demande à quel point Frédéric a été capable de t'exprimer l'amour qu'il avait pour toi et pour son métier, et si tu connaissais le rôle que tu avais pour lui.

 

Ma chérie, mon amour, t'écrire ainsi m'a permis de comprendre une chose. Si tu m'avais aimée et si tu avais souhaité me revoir, tu n'aurais pas attendu tout ce temps. J'ai cru que tu voulais épargner ton mari. Frédéric est mort depuis plusieurs mois maintenant et je reste sans nouvelles de toi. Je réalise seulement la vanité de ces années passées à chérir ton souvenir. Tu n'as sûrement plus rien à voir avec la jeune femme en maillot de bain blanc qui me hante depuis si longtemps. Je ne sais pas qui tu es devenue mais je ne crois pas que j'aimerais cette personne. Respecter ton vœu de silence a été une erreur de ma part. Je suis allée à l'encontre de ce que je suis et je me suis abîmée. Un peu. Malgré tout je suis forte et je ne veux plus me cacher.

 

L'appareil photo que tu m'as offert, je le comprends maintenant, était un cadeau d'adieu. Si je l'avais su, je l'aurais peut-être mis en miettes. Heureusement, je l'ai pris comme un encouragement et comme une demande tacite de ta part. Fais des photos et envoie-les moi. C'est grâce à toi que je suis devenue photographe. Pendant longtemps, pour mes préparations, mes recherches et ma vie, j'ai utilisé ton Rolleiflex. J'en viens à penser que tu as agi comme un filtre. Quand je revois ces images, je me dis que j'ai rencontré des personnes magnifiques, mais aucune n'a survécu au filtre Bettina. Tu as détourné la lumière de toute autre présence que la tienne. Allons. Je dis tu. Mais tu n'as rien fait. C'est moi qui ai placé ce filtre. Il est temps maintenant de le retirer. Je ne veux plus voir la vie par le prisme de ton absence.

 

J'ai été tellement bouleversée par notre première étreinte que j'ai passé les années suivantes à essayer en vain de retrouver la même sensation avec d'autres. Cependant, ce bouleversement m'a donné des ailes et m'a ouverte à une vie que je n'aurais pas imaginée autrement. Alors au moins pour ça, l'éveil des sens et la prise de conscience qui en a découlé, je suis heureuse de t'avoir rencontrée et je garderai un souvenir ému (et mouillé) de cette traversée de l'été.

 

Je t'embrasse et te serre fort, prends soin de toi,

 

C.

 

 

 

Chère C., ma cousine, la bonne Fée C.,

 

Je viens d'être engagé pour un nouveau rôle. Joie. Impatience. Sais-tu ce que je serai ? Attention, roulement de tambour, je serai... Homme-Canon ! Tu trouves que ça me va bien ? Moi, je trouve ça IDEAL. Je dis rôle, mais comme tu le sais... Je fais juste la doublure. Les cascades. C'est ça qui m'intéresse. Qui a envie de faire l'acteur ? Les gens qui veulent être aimés de tous. Je ne suis pas comme ça. Pourquoi faire le joli-coeur face à la caméra ? J'ai une femme qui m'aime et cela me suffit. Peut-être deux si je te compte aussi. C'est le super bonus. Je ne cherche pas à être aimé. Je cherche à ETRE. Vivre pleinement, passionnément, vite, sans jamais regarder derrière. Et... c'est vrai, oui, je sais, parfois je ne regarde pas très bien devant non plus. Tu es bien placée pour le savoir.

 

Je sais que tu me comprends car tu aimes aussi le risque. Ton âme est sauvage. Si nous avions été ensemble... Oui parfois j'y pense, ça aurait été possible, les cousins peuvent se marier, et puis nous ne sommes pas vraiment cousins puisque mon vrai père n'est pas ton oncle. Mais C., comme moi tu le sais... Entre nous, nous n'aurions pas eu de limite. Nous aurions tout brûlé. Nos ailes. Nos désirs. Nos vies peut-être ? Ta flamme contre la mienne.

 

A l'inverse, Bettina, ma naïade, adoucit mon feu. J'ai besoin d'elle. Elle refroidit mon moteur. Je tourne plus rond quand elle est là. Elle est mon île, mon ancre. Si elle boue parfois... elle n'en montre rien, elle garde toujours son sang-froid. Presque muette, elle regarde, elle écoute, je ne sais pas ce qu'elle pense, ses yeux sont deux grands lacs où je me noierai un jour. Tout nous oppose et pourtant elle est la seule qui puisse me retenir de partir en fumée.

 

Mais je divague. Ce que je voulais te dire, c'est : il manque un photographe de plateau sur ce prochain tournage. J'ai parlé de toi à la production, tu n'as qu'à leur téléphoner. Je glisse la carte dans l'enveloppe. Dis que c'est de la part de l'Homme-Canon. Cette fois c'est du cirque, mais il font aussi des westerns. Tu aimes toujours les spaghettis ? Je t'en ferai dans ma caravane.

 

A très vite (le plus vite possible),

 

Frédéric

Contact : celine.luchet(@)proton.me

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