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Le nouveau rituel
Fiction écrite à la demande de l'artiste Robert Devriendt, dans le cadre de l'exposition Peinture et scénario au musée des Beaux-Arts de Tourcoing en 2009. Il s'agissait d'imaginer une fiction à partir d'une série de toiles.

Le premier soir il m’attacha sur le lit avec une cordelette dorée. Un truc qui sert à attacher les rideaux. Il me fit mettre un pantalon d’homme et des chaussures de femme. Il voulait que je mette un chemisier, mais il était trop petit pour moi. Il s’énerva un peu, me dit que je ne mangerais pas tant que je ne rentrerais pas dedans. Il me fit avaler un cachet. Je le pris, en me disant que ça passerait plus vite comme ça. Et puis il alluma la télé sur une chaîne de documentaires. Sa sœur aimait les animaux.

 

Le lendemain matin, je ne me rappelais de rien. Mais je n’avais mal nulle part. Sauf aux bras, d’avoir été attachée toute la nuit. Il était déjà debout quand je me réveillai. Il me rendit mes vêtements. Il avait une sale tête. Il me donna à boire, pas à manger. Je n’avais pas faim. J’attendais.

 

Toute la journée, on roula. J’étais à l’arrière de la camionnette. Je ne voyais rien. Il ne me parlait pas. Je réfléchissais, je restais calme, j’attendais.

 

Le soir, il m’attacha de nouveau sur le lit. J’avais dû remettre les habits, les chaussures. Le chemisier ? Toujours trop petit. C’était un truc d’enfant. Je ne risquais pas d’y rentrer. Je m’en foutais. J’attendais. Je pris le somnifère cette fois encore. Il alluma la télé. Et je rêvai d’animaux sur un écran bleu.

 

Deuxième journée à rouler. Mon ventre toujours plus vide, je me foutais de tout. J’attendais. Peut-être. Dans la voiture, je vis qu’il m’avait fait les ongles dans la nuit. Je trouvais ça fou. Ça m’intriguait.

 

Le soir, pantalon, chaussures, test du chemisier, cordelette dorée aux poignets, je n’avalai pas le cachet. Je fixai l’écran et fis semblant d’être absente. Il s’était assis à côté de moi sur le lit et il regardait les animaux. Il commentait, il expliquait, il m’appelait Mathilde.

 

Mathilde, ma sœur, il disait. Il se leva, il prit un verre et se mit à répondre à quelqu’un. Quelqu’un qui était là mais qui n’était pas là qui était moi. Il voulait que je sois son père, sa mère, sa sœur. Et je faisais juste semblant de dormir.

 

Il disait mais papa, laisse donc Mathilde regarder les animaux. Maman veut bien aussi. Hein, maman tu veux bien ? Demain nous irons au zoo Mathilde tu verras, tu verras les animaux en vrai.

 

La famille semblait paisible. Le rôle me plaisait.

 

Les jours et les nuits se succédèrent selon le même cérémonial. Me voyant faiblir, il m’accorda un repas par jour. La fin du jeûne. Je ne faisais rien. J’attendais. Je voyais des animaux continuellement. Même dans mes rêves diurnes. Il se tournait vers moi et il avait la tête d’une bête avec des cornes enroulées. Il continuait à me parler chaque soir. A moi, à elles, à lui, qu’importe. Un soir, je trouvai la parade pour le chemisier. Quand il tenta de me l’enfiler, je dis mais non, tu vois bien que je suis trop grande maintenant ! Il me regarda et sourit tendrement. Oui. C’est vrai que tu as bien grandi. On ira t’en acheter un demain.

 

Une nuit enfin, il fit preuve de négligence dans son protocole. La cordelette était lâche autour de mes poignets. J’attendis qu’il veuille bien s’endormir. Mais il était agité. Il doutait. Pour la première fois il me menaçait. Il s’emportait. Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire. Non. Non, je n’irai pas, je n’irai pas, tu sais bien comment ça va finir. Si j’y vais j’emmène Mathilde.

 

Quand il s’assit sur le bord du lit, me tournant le dos, je sentis ma chance venue. Je laissai doucement mes mains glisser hors du lien, et sans faire de bruit, saisis la lampe par son pied. Il sanglotait, il disait qu’il aurait dû emmener Mathilde. Je restai dans cette position et attendis pour frapper. J’avais pitié de lui. Je me sentais coupable. Il ne faut pas punir à la première faute. Peut-être attendre. Attendre encore.

Contact : celine.luchet(@)proton.me

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