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Sébastien Bruggeman, les collisions amoureuses
Texte publié dans le n°2 de la revue 50° Nord, 2011

Rares sont les occasions de découvrir les perversions d’un jeune homme modeste et discret. Je suis allée à la rencontre de Sébastien Bruggeman à la galerie du 9 rue des Bouchers à Lille où se tenait son exposition Crash. Pour briser la glace, je lui ai rapporté l’image de la femme idéale. C’est une carte postale que j’ai reçue l’été dernier, chef d’œuvre d’art populaire, poésie des vacances à la plage. Elle annonce la femme parfaite : un corps hybride fait de deux paires de jambes reliées à la taille. Pas de buste. Pas de tête. Pas de seins, certes, mais pas de cerveau non plus. Nue au bord d’une mer turquoise, la créature se prélasse sur le sable blanc et invite le voyeur à la rêverie. L’absence de visage autorise enfin une sexualité débridée, libre de jugement et de sentiment de culpabilité.


Avant d’envisager cet entretien, j’ai demandé à Sylvain Courbois (des Editions Berline-Hubert-Vortex, coorganisateur de l’exposition avec Smalticolor) ce que je devais lire pour affûter un peu mon sens critique et étoffer mes connaissances sélectives. Il m’a conseillé de relire tout Georges Bataille. Pour relire, il faut déjà avoir lu. Je n’avais lu que L’histoire de l’œil, et c’était apparemment déjà pas mal. Sébastien Bruggeman, lui, m’a conseillé de lire Crash ! de James Ballard.


Dans les deux romans, des associations érotiques et excitantes pour l’auteur ou le narrateur sont créées. Un corps et un tableau de bord. Des œufs et de l’urine. Une colonne de direction et un sein. Un œil humain englobé dans un vagin. Du sperme séché sur une banquette en vinyle. Le plus souvent, le lecteur est un observateur innocemment étonné. Tiens donc ? Quelle drôle d’idée, se dit-il. Mais de temps en temps, par la mécanique secrète de la stimulation érotique, la fantaisie de l’auteur peut rejoindre celle du lecteur. Et là, c’est l’extase.


Ainsi je déconnais avant que je ne perde


Le contrôle de la Rolls.

J’avançais lentement

Ma voiture dériva et un heurt violent


Me tira soudain de ma rêverie. Merde !
J’aperçus une roue de vélo à l’avant,

Qui continuait de rouler en roue libre,


Et comme une poupée qui perdait l’équilibre


La jupe retroussée sur ses pantalons blancs

Serge Gainsbourg, Melody in Histoire de Melody Nelson, 1971.


Une petite culotte baissée, des jambes longues et fines, des pieds chaussés de baskets, une main glissée dans un bikini, un t-shirt relevé sur une paire de seins fermes. Sébastien Bruggeman représente volontiers des parties de corps féminins, dont la rondeur et la fraîcheur évoquent les moments fragiles et éphémères de l’adolescence. Tous les éléments, calqués dans des mangas, s’agencent en compositions aussi aléatoires que recherchées. Certaines semblent narratives, mais c’est accidentel. On n’empêchera jamais personne de chercher du sens à ce qu’il voit, mais l’artiste se défend de raconter des histoires : il ne représente que rarement des visages, jamais des yeux. Il ne faudrait pas que le regardeur pense que ces compositions sont le fruit de l’imaginaire de personnages. Il n’y a pas de personnages. Il y a des corps. Il n’y a pas de rêves. Il y a des objets.


Des ciseaux pointus dans une main délicate. Des vélos qui convergent vers un nombril. Une collision fatale est suspendue. Les correspondances avec Crash ! sont subtiles, mais solides. Du roman on retient une érotisation du traumatisme. Les cicatrices et blessures sont autant de nouveaux orifices à explorer amoureusement. Des stries, des fentes, des hématomes. Des matières mortes collées sur des surfaces neutres. C’est marrant, la réaction des gens quand on leur dit que ce sont des cheveux collés. Sébastien Bruggeman me raconte qu’au départ, certaines personnes qui venaient visiter son atelier à la malterie étaient limite dégoutées par cette technique. Des cheveux ? Beuark. Un cheveu est un genre de poil. Comment conjurer l’apparition d’un poil sur une surface qui aurait dû être propre ? D’autant que le cheveu, par sa finesse, oblige un rapport direct avec chaque pièce. Pour une fois, le visiteur de l’exposition est invité à franchir le périmètre de sécurité, à partager un moment d’intimité avec les œuvres.


J’ai éprouvé moi-même un certain plaisir à dire à des visiteurs de l’exposition, alors qu’ils se trouvaient à quelques centimètres d’un dessin : vous savez, ce sont des cheveux. Un léger mouvement de recul s’ensuivait, assorti d’un haussement de sourcils. S’agissait-il de dégoût ? Pas vraiment. Plutôt d’admiration. Quelle patience ! disaient-ils alors. De la patience ? Mais quelle patience ? Il ne s’agit pas de patience, mais bien d’obsession et d’acharnement. Il en faut une certaine dose pour terminer chaque collage. Et du plaisir, bien sûr. Le plaisir de la concentration. Une forme d’abandon, par l’absorption totale dans une tâche gratuite.


Des cheveux collés sur du papier japon. De longues heures passées sur une table lumineuse. Des éléments calqués d’après des mangas japonais, puis redessinés en cheveux. Un travail de copiste réarrangeur. Sébastien Bruggeman trouve une certaine sécurité dans sa technique. Comme si cette méthode de collage si minutieuse rachetait tous les manques du dessin. Personne n’oserait dire que c’est nul, il y a passé tant de temps... Que valent les connaissances en histoire de l’art ? On peut encore être angoissé et soucieux de montrer que son travail, c’est du boulot. Il faut cependant en convenir, la technique est loin d’être uniquement une manière pour l’artiste de s’excuser de faire ce qui lui plaît. Elle ajoute une dimension à ces compositions déjà très maîtrisées. L’étrange régularité des traits confère un relief particulier au dessin, et la technique instaure une mesure d’économie qui rend le trait plus précieux. La démarche, elle, décale les enjeux. L’artiste n’est pas graphiste. Il est plasticien.

À l’occasion de cette exposition, les éditions Smalticolor et Berline-Hubert-Vortex ont coproduit un multiple de Sébastien Bruggeman, qui annonce peut-être une autre direction de recherche. Un petit bronze, noir, mat. Quatre paires de jambes, moulées d’après des figurines en plastique, sont reliées à la taille et forment une araignée noire. Le bronze a un poids et une présence agréable dans la main. Sébastien Bruggeman m’explique qu’il ne s’agit pas de l’araignée maternelle et protectrice de Louise Bourgeois, mais d’une araignée-objet, inquiétante et incontrôlable. On ne sait jamais où elle ira. On ne sait même pas si elle a un cerveau. Les jambes de l’araignée portent des stries, qui rappelleraient les cicatrices laissées par l’empreinte d’une carrosserie enfoncée lors d’une violente collision. Le multiple peut, au premier abord, sembler isolé au milieu des collages. Certains visiteurs n’ont pas remarqué que l’araignée faisait partie de l’exposition. Ils ont pensé que c’était l’un des objets à vendre de cette jolie petite boutique de design. Ils n’ont pas vu que certains collages reprenaient cet assemblage de jambes diversement chaussées, ni même que ces dits collages s’intitulaient Araignée.


" Nous nous sommes reculés pour contempler ces perles liquides qui brillaient dans l’ombre : les premières constellations d’un nouveau Zodiaque de nos esprits." James G. Ballard, Crash !, Calmann-Lévy, 1974.


Par une habile pirouette, je voudrais pouvoir utiliser cette phrase extraite de Crash ! et esquisser un parallèle avec les animaux hybrides qui peuplent le travail de Sébastien Bruggeman. Je voudrais rassurer les amateurs d’art les plus hygiénistes et les enquêteurs les plus experts : la colle, c’est vraiment de la colle. Je voudrais dire enfin : ne reculez pas trop, vous ne verrez rien. Parfois, il faut regarder juste devant soi, à quelques centimètres, et oublier tout le reste. C’est là que ça se passe.

Contact : celine.luchet(@)proton.me

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